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Pourquoi je pratique le « unfollow stratégique »

Depuis quelques années, et avec la montée de gros comptes problématiques, je me suis penchée sur les algorithmes de suggestion de Twitter ainsi que nos (mes) habitudes sur ce média social. J’en suis venue à la conclusion qu’il faut absolument tordre le cou à une idée reçue : suivre des personnes “pour ne pas rester dans sa bulle d’info”.

Les algorithmes de suggestion sont le cœur du réacteur des médias sociaux. Le modèle économique des géants de la Silicon Valley se fonde sur la réification de l’humain pour en faire des “choses” à mettre en relation avec d’autres “choses” (contenus, d’autres humains, services et produits), et ce, selon des critères que les plateformes ont définis en toute opacité. En gros, les plateformes capitalisent sur la manipulation de notre liberté de réunion à travers de leurs algorithmes de mise en relation et d’engagement.

Les médias sociaux ne sont pas des médias comme les autres. C’est même dans leur nom : “sociaux”. Votre fil d’actualité n’est pas une chaîne d’info que vous regardez juste pour vous faire une idée de ce que disent des gens avec qui vous n’êtes pas d’accord. Sur Twitter, par exemple, votre fil d’actualité est le produit d’une co-construction entre vous, la société de médiation et de votre communauté (les personnes qui vous suivent et que vous suivez). En absence de vouloir penser un modèle économique plus respectueux de notre attention et engagement, les sociétés de médiation font reposer sur nous, à titre individuel, la responsabilité de préserver nos communautés de comportements problématiques.

Si le signalement et le block sont des gestes individuels qui sont largement compris par toutes et tous, la puissance du follow/unfollow, l’est beaucoup moins. Pour mieux faire comprendre en quoi certaines habitudes sont particulièrement néfastes à la co-construction de fils d’actualités intègres, je liste les arguments qu’on m’oppose lorsque je fais remarquer des comportements problématiques en matière de suivi (en anglais, “follow”) :

« Un follow ne veut pas dire que je suis d’accord avec ses propos »

C’est possible, mais toujours est-il qu’en suivant une personne problématique, vous consentez à lui accorder votre attention. L’attention est une ressource limitée (à échelle individuelle et sociétale), donc contestée. Cumuler du capital attention (visibilité) devient alors un enjeu de taille dans l’infosphère pour asseoir sa légitimité.

Lorsque vous accordez votre attention à un compte problématique, c’est d’autant moins d’attention que vous accordez à d’autres personnes plus constructives. Par ailleurs, vous imposez à vos followers – votre communauté – d’aussi porter leur attention sur ce compte – et ce, en faisant fi de leur consentement. Vous participez ainsi à la manipulation de leur attention, et ce, de manière coercitive puisque le don de l’attention est non consenti.

Vous interagissez avec le compte problématique :

Quand vous interagissez avec une personne problématique en relayant son contenu (souvent en mode “quote retweet”, QRT: votre commentaire posé sur son contenu), vous lui conférez du capital attentionnel. Lorsque vous le @ (interpellation, réponse) le contenu problématique apparaît aussi dans le fil d’actualité de votre communauté. Dans les deux cas, vous choisissez de lui conférer du capital attentionnel, mais vous forcez aussi votre communauté, qui n’a rien demandé, à lui accorder du capital attentionnel. Ceci est vrai quand vous suivez le compte ou pas. Mais si vous suivez certains comptes par fascination du bizarre ou par “dégoût”, les “hate-follow”, la tentation de lui répondre, ou d’afficher leur déviance est d’autant plus grande puisqu’elle suscite chez vous des émotions fortes, ce qui augmente le nombre d’incidents où vous forcez les membres de votre communauté à accorder leur attention à ce compte.

Dans le cas d’une réponse, par exemple, Twitter indique à vos followers via un libellé au-dessus du Tweet du compte problématique (en tout petit, donc indécelable) pourquoi ce contenu fait irruption dans leur fil d’actualité. Je ne suis pas Eric Zemmour, mais parce qu’un compte que je suis (et que j’adore) lui a répondu, il apparaît dans mon fil d’actualité, sans que j’aie consenti d’accorder mon attention à Zemmour.

Vous n’interagissez pas avec le compte :

Vous suivez des comptes problématiques, mais sans interagir avec, car vous savez que cela risque de contaminer les fils d’actu de votre communauté. Sauf que, même sans interagir avec, et à cause des algorithmes de suggestion (de contenu), des tweets de ces comptes (souvent des contenus qui ont déjà fait réagir en masse) se retrouvent dans le fil d’actualité de vos followers. Twitter indique à vos followers (toujours avec le libellé discret au-dessus du tweet) les personnes responsables de l’inclusion de ce contenu dans leur fil d’actualité.
De ce fait, vous avez consenti de conférer un peu de votre capital attentionnel à un compte que vous savez problématique, mais vous manipulez aussi l’attention des membres de votre communauté à lui accorder du capital attentionnel, et ce, sans leur consentement.

Ex. je ne follow pas Thierry Mariani, et pour cause, mais son tweet se retrouve dans mon fil d’actualité. Je n’avais pas consenti à le lire à ce moment-là. Damien et Marina m’imposent de lui donner un peu de mon attention.

A cause des algorithmes de suggestion (de personnes à suivre) sur Twitter, en suivant tel ou tel compte, vous faites le choix de les faire connaître auprès de votre communauté, car Twitter place ces suggestions de suivi à divers endroits sur l’interface de la plateforme de manière plus au moins explicite. Mais au-delà des algorithmes de suggestion (de personnes à suivre), l’affichage de certaines informations sur le profil d’un compte indiquent son apparente légitimité :

  • Le nombre de personnes qui le suivent. Vouloir donner son attention à des personnes qui sont déjà “riches” en capital attention semble contre-intuitif, mais (pour faire court) c’est l’un des mécanismes à travers desquels les dominants se maintiennent au pouvoir.
  • L’affichage des potentiels “mutu”, c.a.d les personnes qui suivent ce compte que vos suivez aussi. Ceci est particulièrement dangereux dans la situation où vous êtes un.e journaliste, ou personne détenant une certaine autorité, et que vous suivez des comptes connus pour leur propos haineux, comportements litigieux (harcèlement en meute) ou encore pour des faits d’armes desinfo.

Ex. avant de suivre un compte que je ne connais pas, je regarde qui le suit déjà. Ici l’association BonSens est suivie par un journaliste expert en désinfo à qui j’accorde déjà mon attention en le suivant. On pourrait donc croire que le fait qu’il accorde son attention à BonSens est un gage de confiance. Sauf que, BonSens est une association qui pilote des campagnes de désinformation en matière de COVID-19, et que le journaliste contamine sa communauté avec leurs contenus.

« Il faut construire des opinions à partir d’une pluralité de points de vue »

Je suis d’accord. Ceci dit :

  • La misogynie (dont l’antiféminisme, même “sous couvert d’humour”), l’homophobie, le racisme ne sont pas des “points de vue”. Ils ne s’inscrivent pas dans le champ de la “liberté d’expression”. Ils constituent parfois des comportements délictuels, qui peuvent être poursuivis. En suivant ces comptes, vous risquez de participer, même minimement, dans la commission de délits potentiels. Sans même aller jusqu’au pénal, ce sont des déviances à la norme du respect des droits humains qu’il convient de ne pas valider socialement avec un follow.

Il n’est pas nécessaire de suivre un compte pour le lire. Twitter vous donne la possibilité d’organiser vos lectures avec des listes qui peuvent être publiques, bien que pour les comptes problématiques, des listes privées seraient préférables. Organiser vos lectures avec des listes a l’avantage de ne pas forcer une symétrie entre contenus licites et illicites dans vos fils d’actu ainsi que les fils de votre communauté. De plus, vous maîtrisez le rythme et l’ampleur de l’attention que vous accordez à ces personnes problématiques.

« Je ne suis pas d’accord sur le fait que c’est un comportement individuel qui doit parer aux effets néfastes d’un algo »

Dans l’absolu, vous avez raison. Cela dépolitise la problématique du pouvoir de domination qu’ont les acteurs du numérique, car le pouvoir de regrouper, classer, sans aucune régulation, ni transparence, c’est de dominer (cf. le nom d’un des chapitres de mon essai Agora Toxica : « Classer, dominer, monétiser »). Cela dépolitise aussi les rapports de pouvoir entre ceux « riches » en capital attentionnel et celles-eux – souvent issues des minorités politiques – qui doivent fournir un taux d’effort supplémentaire pour cumuler du capital attentionnel. Mais, en attendant un changement systémique à échelle de nos politiques, il est tout à fait possible de « hacker » ces algorithmes en portant votre attention (par des follows, RT, réponses et likes) sur des sujets, personnes constructives – et pourquoi pas davantage de femmes et personnes issues des minorités ? – tout en projetant une ombre attentionnelle sur les personnes qui diffusent des discours de haine et complotistes.

« Je connais la personne dans la vraie vie »

Super, alors téléphonez lui pour prendre de ses nouvelles. Mais ne l’imposez pas à votre communauté tout en sachant que ses propos sont problématiques.

« J’ai la flemme de re-organiser les comptes que je suis en listes Twitter »

OK. Ça, c’est votre choix, mais votre choix implique aussi votre communauté qui n’a pas consenti à lire de la désinformation, la haine ou encore participer à des harcèlements de meute. Votre flemme participe à amplifier ces actions collectives, parfois violentes.

Ma réponse aux comptes problématiques, c’est de non seulement ne pas les suivre, voire de les bloquer, mais de pratiquer le « unfollow stratégique” c.a.d, cesser de suivre des personnes qui suivent des comptes misogynes et/ou racistes et/ou complotistes. Car, je ne vois pas pourquoi j’accorderai mon attention, une ressource qui m’est précieuse, à des personnes aussi peu soucieuses de mon consentement et, par extension, des externalités négatives produites par ignorance choisie, sens de la loyauté déplacée, ou encore par pure fainéantise.