Depuis peu, un obscur site nommé wokistan.fr (du terme épouvantail « woke » et le suffixe « -stan », synonyme d’un État failli) semble bénéficier d’une amplification par des agitateurs politiques qui se revendiquent d’une interprétation belligérante de la laïcité. Puisque l’avatar1 lié au site est un compte femspoof, et que je viens de publier une longue analyse sur la fonction de ce type de compte dans la production et diffusion des opérations sémantiques par des acteurs de la société incivile, il me semblait intéressant de le disséquer.
Le timing de la mise à l’honneur de wokistan.fr n’est pas anodin. En ligne déjà depuis avril 2021, et malgré la promotion qui lui est faite auprès des réseaux néo-laïques – notamment par la diffusion du lien sur le site du Comité Laïcité République en septembre – aucun des tweets du compte Twitter associé, @Wokistanfr (crée en mai 2021), n’a su susciter plus de 4 retweets. Pourtant, ce 22 décembre, il a bénéficié d’un sérieux coup de projecteur. Nous sommes en pleine relance de la polémique qui vise l’IEP de Grenoble suite à la suspension temporaire – pour manquement à ses obligations – du professeur d’allemand Klaus Kinzler. C’est pendant cette séquence que Claude Posternak, membre du bureau exécutif de La République En Marche et communiquant, ouvertement proche du Printemps républicain, a relayé auprès de ses 29 000 abonnés un tweet du compte @wokistanfr qui n’avait alors même pas 200 abonnés.

Le site Wokisan.fr tente de s’offrir un semblant de respectabilité en republiant des tribunes depuis d’autres sites : FigaroVox, Front populaire, mais aussi depuis le très problématique Observatoire du décolonialisme, collectif né lors de la dernière panique morale des chercheurs et chercheuses s’estimant menacées par la critique des thèses sociales dominantes. Puisque son objectif affiché est de caricaturer les luttes progressistes, surtout féministes intersectionnelles, à l’instar de l’Observatoire du décolonialisme, le ton du site n’est pas compatible avec un débat apaisé autour des travaux universitaires sur des questions de genre ou de race.


Femspoofing
Le site wokistan.fr est dépourvu de mentions légales et ne nomme pas les responsables de la publication, ni le nom, raison sociale et adresse de l’hébergeur (ce qui est en violation des obligations liées à l’édition des sites de professionnels ou de particuliers). Il avance ainsi un discours réactionnaire de manière masqué. La production et diffusion d’armes sémantiques antiféministes par des hommes « déguisés » en féministes intersectionnelles, comme en témoigne le gravatar2 « Estielle Madmarx« , permet d’affirmer qu’il s’agit de femspoofing.
« Estielle Madmarx » signe sur wokistan.fr des articles aux titres racoleurs conçus pour maximiser l’engagement par l’indignation (régime d’attention : l’alerte). Tandis que l’autre pseudonyme qui sévit sur le site, lui, masculin, tend à republier des textes longs pour fidéliser l’attention du lectorat.


Astroturfing
Les liens étroits entre sites produisent un effet de caisse à résonance pour tout le réseau des organisations associées et listées sur la page « liens » (Le Comptoir, FigaroVox, Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires, Observatoire de la déconstruction, Printemps républicain). L’effet de masse ainsi produit par un tout petit nombre de personnes n’est pas sans rappeler l’analyse faite des réseaux néo-laïques par les journalistes Romain Gaspar, Isabelle Kersimon et Pierre Maurer pour Slate Peu d’adhérents mais des relais puissants, que pèse vraiment le Printemps républicain?


Légalité douteuse
L’un des articles dupliqué sur le site wokistan.fr est un copié-collé entier d’une interview publié par l’Express, et dont la majeure partie est payante (derrière un « paywall »). Il s’agit des propos de la féministe Marguerite Stern recueillis par le journaliste Alix L’hospital, alors que Mme Stern était hospitalisée. L’ancienne FEMEN, initiatrice des collages féministes et très engagée dans la lutte contre les violences conjugales, est aussi violemment critique de la transidentité. Se servir des unes pour taper sur les autres est typique des comptes femspoof. Comme j’avais souligné dans mon analyse sur ces acteurs, l’une de leurs fonctions est de détourner les ressources attentionnelles (temps, engagement) des féministes depuis le militantisme vers des guerres intestines. Pour ce faire, le(s) rédacteur(s) de wokistan.fr est prêt à risquer des poursuites pénales puisque – sans consentement de l’Express – recopier et publier un article payant, relève d’une infraction au code de la propriété intellectuelle, dès lors que celui qui a produit le contenu dupliqué n’en a pas cédé les droits.

Au-delà du vol d’articles, le compte Twitter associé au site @Wokistanfr se fait le relais des comptes Twitter des sites partenaires en les citant avec un texte d’accompagnement incitant au ciblage des féministes. Ici, par exemple, une capture d’écran d’un tweet du compte @wokistanfr qui diffame Mme Albane Gaillot, députée de la 11ème circonscription du Val-de-Marne, en la taxant de « nouvelle championne du totalitarisme » pour son travail législatif en faveur de la parité. Si pour l’instant la communauté des followers de @wokistanfr manque de capacité à harceler effectivement la cible, cela risque de changer avec la mise en lumière du compte par M. Posternak.
L’OSINT pour les nuls
Puisque, d’une part, l’intention de wokistan.fr est de nuire, et, d’autre part, le rédacteur du site avance masqué, il est légitime de comprendre qui se cache derrière cette opération sémantique. Avec le concours de l’enquêteur en Open Source Intelligence (OSINT) @_Osint_ , nous avons fait ce travail – un jeu d’enfant – qui démontre à quel point l’auteur s’estime dans l’impunité la plus totale.
1. Identifier les premiers abonnés du compte Twitter


2. Comparer les identifiants de connexion (email et N° de téléphone)
Obtenus lors d’une tentative de connexion en utilisant le @ du compte à rechercher.


3. Comparer les indices contenus dans les identifiants de connexion, aux noms associés aux premiers abonnés
La page AgoraVox de la personne en lien avec Revue Républicaine a été obtenue en tapant le nom de la revue dans un moteur de recherche avec le mot-clé « directeur ». Ainsi, la personne dont le nom correspond au mieux aux données de connexion est Frédéric B.

En poursuivant les recherches, on apprend que Frédéric B. est non-seulement directeur de la Revue républicaine (qui était d’abord un site, puis un blog sur la plateforme Medium), mais aussi co-fondateur en 2000 de l’association des jeunes séguinistes Appel d’R. Il est réputé proche de Nicolas Dupont-Aignan, et François Devoucoux du Buysson, auteur en 2003 d’un pamphlet homophobe « Les Khmers roses : Essai sur l’idéologie homosexuelle ».
Sur Wokistan.fr le deuxième auteur sévit sous le pseudonyme « Gabriel de Moëres« . Son gravatar à lui est est associé au blog Revue Rep, dont le seul rédacteur semble être Frédéric B..

Le profil « Gabriel de Moëres » dispose aussi d’une page Facebook où il est « ami » avec Frédéric B. et François Devoucoux du Buysson (entre autres).


L’antiféminisme, élément structurant
L’antiféminisme est un puissant fédérateur qui permet aux conservateurs d’étendre leur sphère d’influence toujours plus vers des milieux dit de gauche. C’est la dynamique qui est à l’oeuvre avec la diffusion sur site wokistan.fr d’un article publié d’abord sur le site Le Comptoir (sans pour autant créditer le site « partenaire ».) Il s’agit d’un recueil par Kévin Boucaud-Victoire, rédacteur en chef de la rubrique débats & idées de chez Marianne, des propos du professeur de lycée et philosophe libertaire techno-critique Renaud Garcia. C’est aussi ce texte qui a été retweeté par Claude Posternak le 22 décembre à ses 29 000 followers. Dans l’interview reproduit sur le site femspoof, Garcia attaque (dans une confusion générale) le « wokisme » qu’il associe à Sandrine Rousseau, celle qui cristallise en cette période de campagne présidentielle toutes les haines antiféministes.
Sandrine Rousseau est “woke”, se présente comme une “sorcière”, accompagne le mouvement #Metoo, dit vivre avec un “homme déconstruit”, etc., etc. Elle devient donc très radicale, “dérangeante”. Elle a finalement perdu la primaire écologiste, mais avec un score suffisamment flatteur pour persévérer (et cela ne signifie pas, bien entendu, qu’il faille se réjouir de voir Yannick Jadot incarner l’écologie). Voici donc quelqu’un de gauche au plan “sociétal”, qui polarise le débat sur ses prises de position dans ce domaine. Or cela divertit de son action véritable, au service d’un monde de robots connectés.
Renaud Garcia, 2021.
La dénonciation de la prédation au sens large (écologique, capitaliste, patriarcale etc) qui est le soubassement du programme de Mme Rousseau est ainsi réduit à la seule lutte contre les violences et stéréotypes de genre (déjà un vaste programme en soi), qui accapare trop l’attention de l’opinion publique au goût de M. Garcia, et ce au détriment de son obsession à lui. L’antiféminisme – qui s’exprime ici par le fait de minorer l’agentivité d’une femme, puis se plaindre que ses propres intérêts sont occultés par des objets de lutte féministes – sert ainsi de lien structurant entre les réseaux réactionnaires des néo-laïques et les milieux anarchistes libertaires ou M. Garcia jouit d’une certaine notoriété.